UTILE À SAVOIR


Ce blog est alimenté par Jacques Lefebvre-Linetzky. Commentaires et retours bienvenus.


jeudi 4 janvier 2024

L'AN NOUVEAU

 




Dessin au feutre
© Clara L.S.

Tout d'abord,  je voudrais saluer l'artiste de l'année 2023 qui m'a procuré tant de bonheur(s). Il s'agit de ma petite-fille, Clara, avec qui j'ai passé de longs moments de complicité à dessiner et à peindre. Cette enfant est un arc-en-ciel et nous en avons bien besoin en ces temps de chaos et de fracas. 

À vous dire vrai, j'ai un peu de mal à trouver le ton juste pour vous souhaiter une bonne année 2024. J'ai l'humeur grise et ce rituel me semble totalement déphasé. 

Bon, je vais faire un effort. Je ne vous promets pas d'être léger et souple comme le roseau, ni de danser sur la pointe des pieds. 


Mes rêves impossibles


D'habitude, une fois les vœux présentés, on fait part de ses bonnes résolutions pour l'an nouveau. Et bien, moi, je vous propose un petit catalogue de mes rêves impossibles :

À propos de danse, j'aurais aimé savoir danser comme Gene Kelly et bien sûr, chanter sous la pluie.


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J'aurais aimé avoir la parfaite diction de Frank Sinatra. 


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J'aurais aimé lire Dylan Thomas à haute voix et faire chanter les mots comme Richard Burton. 

J'aurais aimé être élégant tel Cary Grant. Il s'agit bien d'un rêve impossible. 

J'aurais aimé lire par dessus l'épaule de Jean Giono tandis qu'il écrivait le Hussard sur le toit

J'aurais aimé comprendre Spinoza par le menu. 

J'aurais aimé avoir lu l'intégralité des œuvres de Charles Dickens. 

J'aurais aimé maîtriser le dessin à la façon des maîtres de la Renaissance. 

J'aurais aimé manier les mots à la manière de Raymond Devos.

J'aurais aimé avoir composé Yesterday.


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Rétrospective


L'an nouveau, c'est le temps des rétrospectives. Je vais donc passer en revue quelques morceaux choisis de mon activité artistique. Ne vous attendez pas à une revue du Crazy Horse, toutefois. D'aucuns pourraient me dire que c'est bien dommage.


Mon bureau-atelier 


Depuis octobre, j'ai un bureau tout neuf et fonctionnel. Les meubles viennent d'une enseigne suédoise. J'apprécie particulièrement les trois établis noirs chargés de papiers de toutes sortes. 


© JLL

Je range  ce bureau  soigneusement après chaque séance de travail et ce n'est pas une mince affaire comme dirait ma concierge, qui se mêle de tout et qui n'existe que dans mon imagination. En ce moment, je fais exclusivement des collages pour un projet dont je vous parlerai plus tard. La gestion des papiers découpés est un travail de Sisyphe. Il y en a partout et il faut se montrer vigilant au cas où un petit bout insignifiant pourrait s'avérer être une pépite. Quant à la colle, je vous dis pas... Dans le genre pléonasme, la colle, ça colle ... Le pire, ce sont les traces, les vestiges de ma maladresse, surtout sur le papier glacé dont je me méfie comme de la peste.


Mes écritures



© JLL

Je travaille (est-ce le mot qui convient?), je m'amuse par phases. Ainsi, il y a quelques mois, je me suis passionné pour l'écriture asémantique - un truc qui consiste à faire du sens à partir du non-sens et vice-versa. Cela requiert une patience infinie, une bonne loupe et un esprit un peu tordu - c'est tout moi. J'ai joué avec les lettres afin de les faire danser; j'ai collé des fragments, assemblé des bribes de papiers colorés. C'est un bon entraînement pour garder la main ferme et l'œil aux aguets. 

Je me suis lancé dans cette folle entreprise durant le confinement. Cela ne m'a pas gêné outre mesure d'être confiné. Plonger dans l'infiniment petit est une façon d'appréhender le vaste monde. 


Graphies


Lassé de proposer mon travail à des galeries ou à des éditeurs au regard condescendant, j'ai décidé de m'auto-éditer. C'est une danseuse, j'en ai bien conscience. C'est surtout une façon de laisser une trace à mes enfants alors que mon horizon se rétrécit. 

Ce fut une expérience grisante. Ce premier volume s'intitule, Graphies



© JLL

Mes bibliothèques imaginaires


Depuis novembre dernier, je me consacre au deuxième volume dédié à mes bibliothèques imaginaires. Il s'agit  de collages parfois agrémentés de dessins. J'espère le terminer d'ici le mois de février. Je vous tiendrai au courant.



© JLL


Mes assemblages

Parallèlement, j'ai découvert le monde merveilleux des assemblages à partir de chutes de bois et de morceaux de ferraille. J'ai scié, cloué, vissé, collé, assemblé ces vestiges d'une vie antérieure. Parfois, je les ai peints, avec une préférence pour le bleu Klein de chez Ressource. Fin juin, j'ai organisé une exposition éphémère dans le jardin de mon ami Daniel à Nice. Ce fut une parenthèse heureuse en famille et avec les copains. 


© JLL



© JLL



© JLL


Turner et Pompéi


Ça occupe pas mal, tout ça. Je n'ai pas trop le temps de procrastiner. Et pour charger la barque un peu plus, j'ai accepté de donner deux conférences dans le cadre de l'association Vu pas Vu en février et en avril prochains. La première sera consacrée à Turner et la seconde, à Pompéi. 


Le photo-regardeur


Je suis un regardeur, je ne peux pas m'en empêcher. Prendre des photos avec mon portable ou avec mon Canon magique, me procure des moments d'intense jubilation - c'est comme si j'étais en apnée, le temps de prendre un cliché. J'aime aller au-delà de l'évidence, traquer le petit détail, saisir un visage au vol ou choisir un cadrage inhabituel.



© JLL




© JLL


© JLL


Mes lectures du moment

Mon travail se nourrit de lectures. Un artiste américain m'a dit que j'étais un artiste cérébral. J'accepte volontiers cette définition - mais suis-je vraiment un artiste ? 

Mes lectures s'orientent dans trois directions depuis un ou deux ans. Tout d'abord, le secret - un domaine qui me hante et m'obsède. Je vous ai déjà parlé de mes livres à secrets. J'aime ligoter les vieux livres que je trouve au marché aux livres; j'aime les clés et les serrures. C'est du grain à moudre pour tout psychiatre qui se respecte. 



© JLL



Le corollaire du secret, c'est le passé. Je n'apprécie pas particulièrement ces reflux mémoriels, mais ils nourrissent mon intérêt pour tout ce qui est abimé, rouillé, au rebut. Je me régale au marché aux puces du cours Saleya. 

Le troisième domaine concerne les bibliothèques et la lecture. Alberto Manguel est un compagnon de tous les jours. 





Cadeaux

En guise de cadeau pour la nouvelle année, je vous propose de méditer sur cette pensée philosophique du ciseleur de bons mots qu'était Raymond Devos.



Image empruntée ici



On ne sait jamais qui a raison ou qui a tort. C'est difficile de juger. Moi, j'ai longtemps donné raison à tout le monde. Jusqu'au jour où je me suis aperçu que la plupart des gens à qui je donnais raison avaient tort ! Donc, j'avais raison ! Par conséquent, j'avais tort ! Tort de donner raison à des gens qui avaient le tort de croire qu'ils avaient raison. C'est-à-dire que moi qui n'avait pas tort, je n'avais aucune raison de ne pas donner tort à des gens qui prétendaient avoir raison, alors qu'ils avaient tort. j'ai raison, non ? 

Que cette année vous soit riche d'expériences inattendues, qu'elle vous apporte dans sa besace les friandises du temps qui passe et les frôlements des ailes de l'amitié et de l'amour. C'est pas beau ça ? Je me sens parfois lyrique en dépit de la grisaille.

Et puisqu'il faut bien sacrifier à la tradition, je vous envoie cette carte de vœux où figurent ces deux compères qui ne cessent de me ravir.



Image empruntée ici



















dimanche 12 novembre 2023

LE NOIR EST LUMIÈRE

Celui qui médite vit dans l'obscurité ; celui qui ne médite pas vit dans l'aveuglement. Nous n'avons que le choix du noir. 

Victor Hugo



Kasimir Malevitch (1879-1935) Carré noir, 1923-1930
Huile sur plâtre, 36,7 x 36,7 cm, 
Image empruntée ici

Black is beautiful

Black is Black, I want my baby back chantait le groupe Los Bravos en 1967 et Claude Nougaro célébrait le sourire éclatant de Louis Armstrong dans Armstrong, je ne suis pas noir. Je suis blanc de peauNino Ferrer s'échappait de son image d'amuseur en affirmant qu'il voulait être noir.


Louis Armstrong (1901-1971)
Image empruntée ici





Angela Davis (1944)
© Pinterest 
Image empruntée ici

En ce temps-là, à la fin des années soixante, le monde découvrait que l'on pouvait être fier d'être noir, fier d'avoir la peau noire. Les noirs relevaient la tête et tendaient le poing lors des Jeux Olympiques de Mexico en 1968. Angela Davis, faisait trembler la société américaine. Et moi, je me passionnais pour cette Amérique qui me faisait rêver.



Tommie Smith, John Carlos et Peter Norman
© John Dominis
Image empruntée ici

Pêle - mêle

Les déclinaisons du noir sont multiples  et il y aurait beaucoup à dire sur les chemises, les uniformes, les escadrons, les méchants dans les westerns, les soutanes, les manteaux, les larges chapeaux des religieux qui se balancent d'avant en arrière, les hussards de la république, les gueules noires, le trou noir à l'aube des temps, la peur du noir, les noirceurs de l'âme et le "A" de Rimbaud. 

Que dire de la mariée de François Truffaut qui était de noir vêtue, des chats noirs et de la chambre noire où le révélateur fait jaillir la lumière ? Les pensées peuvent être noires ainsi que les messes.  Enfin, pour faire bonne mesure, n'oublions pas la peste noire, également appelée la mort noire en anglais. Tout cela est inscrit à l'encre noire de nos souvenirs éteints et sans cesse ravivés.

Des silhouettes noires traversent mes nuits d'insomnie. Edith Piaf vêtue de sa petite robe noire rencontre sur scène Barbara dont l'aigle noir déploie ses ailes. La voix d'Ella Fitzgerald épouse celle de Louis Armstrong ; Sarah Vaughan, d'une élégance sensuelle, susurre Lullaby of Birdland ... Souvenirs enfouis que je ne cesse de convoquer pour faire revivre un ami disparu. 

La nuit des temps

La nuit est-elle véritablement noire ?  Le noir intense n'est jamais pur. Il abrite nos cauchemars, il nous oppresse au cœur de la nuit, il joue avec les ombres, il se joue de la lumière et des gris, il sculpte nos désirs et nos fantasmes. Et puis, au bout de la nuit, le matin blafard pèse sur les souvenirs évanouis de ces voyages d'une épaisse noirceur. 

La nuit des temps est une plongée dans un noir insondable, celui de l'avant, celui qui a précédé la lumière – le noir ne peut se passer de lumière :

Au commencement Dieu créa les cieux et la terre.

La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface  de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. 

Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut.

Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres.

Dieu appela la lumière 'jour', et il appela les ténèbres 'nuit'.

Ainsi, il y eut un soir et il y eut un matin : ce fut le premier jour. 

La Genèse, traduction de Louis Segond. 

La nuit des temps nous plonge dans l'art pariétal. Traces laissées sur la roche des cavernes par des morceaux de charbon de bois, gravures au silex, entailles et traces colorées surgissent dans la lumière du temps présent. Le noir est lumière ; le noir fascine ; le noir est l'étoffe de nos rêves. 

Des noirs foisonnants

La peinture se met au noir durant la Renaissance italienne. Portraits, autoportraits, clairs-obscurs savamment composés, velours rehaussés de fils d'or. Le noir s'émerveille de sa propre lumière. Il suffit de se laisser emporter par la chorégraphie des ombres et des lumières du Caravage, de céder à la séduction des oeuvres du Titien, pour s'imprégner de la densité de ces noirs aux variations sans cesse recommencées. Traquez les ocres, les rouges et les bleus qui se dissimulent dans la trompeuse matière de la couleur noire. 

Le noir vibre aussi bien en Allemagne qu'aux Pays-Bas. 

C'est le noir qui nous fait percevoir toute l'acuité du regard de Dürer dans son autoportrait. Étonnante déclaration du peintre fasciné par son image :

" Moi, Albrecht Dürer de Nuremberg, me suis peint à l'âge de vingt-huit ans avec des couleurs éternelles."


Albrecht Dürer (1471-1528), Autoportrait
huile sur bois, 1500, 48,9 x 67,1 cm.

Image empruntée ici


Le noir qui définit l'arrière-plan est un infini cosmique dans lequel flotte l'image du peintre. C'est une couleur ou une non-couleur qui invite à la méditation – stade du miroir qui annonce les théories de ce cher Sigmund. L'introspection  sdevant le reflet de son image est un espace non limité, une plongée dans les ténèbres de notre inconscient. En cela, l'autoportrait est une quête sans cesse renouvelée dont l'objectif est de sonder ce noir existentiel.

Lors de la Réforme, Luther impose un noir austère, en phase avec les principe de la nouvelle foi qu'il souhaite propager. Il n'en rejette pas pour autant les images car il veut atteindre le plus grand nombre. Le réformateur noue une amitié avec le peintre Lucas Cranach qui est devenu un fervent disciple. 


Lucas Cranach (1472-1553), portrait de Luther, 1529
 huile sur panneau, 23 x 36,5 cm.
Image empruntée ici

Rembrandt (1606/1607), Autoportrait, 1669
huile sur toile, 60,2 x 65,4 cm. 
Image empruntée ici

En Angleterre, puis en Amérique, les Puritains porteront des habits noirs pour affirmer leur rejet des fastes attachés à la religion anglicane. Habits noirs et larges chapeaux, grands cols brodés et gants éclatant de blancheur. C'était la tenue des plus aisés. Les Puritains plus modestes étaient plutôt vêtus de brun ou d'indigo. 



Thomas Smith (1650-1691), Autoportrait, 1680
Huile sur toile, , 60 x 62 cm.
Image empruntée ici


Dans les dernières années du 18e siècle, des "autrices" anglaises inventent le roman noir – récits mystérieux et horrifiques où le désir se fait noir. 
À l'aube du siècle suivant, les romantiques abandonnent  le vert et le bleu pour se tourner vers le noir qui sied aux tourments de leur âme. Alfred de Musset, dans La nuit de décembre, rencontre "un étranger vêtu de noir qui me ressemblait comme un frère".  

Léon Bonnat peint Victor Hugo en 1879, en utilisant une technique proche de l'art flamand. La lumière jaillit du noir et Hugo est magnifié, statufié dans la posture de l'écrivain dont l'apparente sérénité abrite des tempêtes intérieures. 


Léon Bonnat (1833-1922), portrait de Victor Hugo, 1879
Huile sur toile, 110 x 138 cm
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Nadar (aka Felix Tournachon, 1820-1910), 
Portrait de Victor Hugo, 1884
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La photographie en noir et blanc supplante la gravure et l'estampe grâce à l'invention de Nicéphore Niépce en 1822. 
Dans cette photographie de Nadar, la pose est inversée, la tête de Victor Hugo repose sur sa main droite, signe d'une intense activité intellectuelle. Le photographe capte un instant de vie en noir et blanc. Le regard de l'écrivain-poète échappe à l'objectif. Ce visage sillonné de rides suggère que Victor Hugo est dans un ailleurs d'un noir cosmique. Ne dit-on pas que l'on est perdu dans ses pensées ? 

Le noir traverse l'œuvre d'Hugo en une dialectique constante entre la lumière et les ténèbres. Chez Hugo, le noir est infini, parfois gorgé de bruns couleur café dans ses dessins et estampes. 


Image empruntée ici

El Desdichado

Je me souviens avoir écouté en boucle Gérard Philipe sur mon Teppaz. Sa voix chaude, sa diction parfaite berçaient mes tourments d'adolescent. Je me suis enivré du poème de Gérard de Nerval, El Desdichado. Je ne comprenais pas vraiment la signification de ce soleil noir de la mélancolie, mais il résonnait en moi dans la sublime beauté de cet oxymore. 

Vous aurez certainement remarqué des manques, des omissions ; vous aurez été surpris, voire irrités que je ne consacre pas quelques paragraphes à des peintres ou des écrivains pour qui le noir est primordial. La peinture, le dessin, l'estampe offrent des variations fascinantes autour du noir. En vrac, Velasquez, Goya, Manet, Redon, Malevitch, Michaux, Kapoor, Serra, Pollock, Rothko, Delacroix, Matisse...


     

Francisco de Goya (1746-1828), La duchesse d'Albe, 1797
Huile sur toile, 130 x 194 cm
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Edouard Manet (1832-1883), Berthe Morisot au bouquet de violettes, 1872
Huile sur toile, 40,5 x 55,5 cm
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Mark Rothko (1903-1970), Untitled : Black, Red over Black on Red, 1964
Huile sur toile, 193 x 205 cm
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Eugène Delacroix (1798-1863), Autoportrait, 1816
Huile sur toile, 50,5 x 60,5 cm
Image empruntée ici

À distance, via l'écran de mon ordinateur, je vous sens quelque peu fâchés. Aurait-il délibérément fait l'impasse sur le maître de l'Outrenoir ? Est-ce possible ? Rassurez-vous, j'y viens. C'est à lui que revient l'honneur de clore ce billet de blog et c'est justice. 

Le musée Soulages



© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2023




© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2023




© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2023

L'été dernier, j'ai proposé un périple en France à mon épouse. Notre première étape fut Rodez et notre visite au musée Soulages fut bien au-delà des nos attentes. C'est un lieu magique conçu par le cabinet d'architecture Roques & Passelac. Le bâtiment s'étend sur plus de 6000 m2. Situé au cœur du jardin du Foirail, des constructions cubiques occupent l'espace d'ouest en est.



© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2023



© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2023



© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2023


C'est ainsi que le musée  présente sa collection et définit sa mission :

"C'est à Rodez, sa ville natale qu'il a consenti, avec son épouse Colette, trois donations, plus de 500 œuvres, témoignant de l'ensemble de sa production : des huiles sur toile, des peintures sur papier, tout l'œuvre imprimé, les cartons des vitraux de Conques, trois bronzes dorés, le vase du tournoi de sumo (Sèvres 2000) . En 2020, le musée s'est enrichi de dons d'importance, notamment d'Outrenoirs : il offre désormais un panorama de 1934, premières œuvres figuratives, à 2019, avec le grand Outrenoir des cents ans de Soulages. Le musée est un voyage entre les différentes créations et les techniques qui les ont vues naître. "Plus les moyens sont limités, plus l'expression est forte" affirme le peintre."


© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2023

De la peinture en tant qu'exigence

Pierre Soulages ne fait partie d'aucune chapelle, il se situe "ailleurs". Il définit ainsi sa peinture : "Ni figures, ni figuration de mouvements, ni états d'âme, la peinture n'a pas à représenter autre chose qu'elle même. Ce qui veut dire qu'elle renvoie aussi le spectateur à lui-même." 

Son travail est matière et vibration, surface creusée de sillons, éclats de lumière et traces opaques. Il est vain d'y chercher un quelconque message; cette matière est non-signifiante. Et pourtant, de manière souterraine, un dialogue silencieux propre à la méditation s'établit entre le peintre et le regardeur. À l'instar de Victor Hugo, Soulages est un "semeur d'éblouissements". 
La peinture de Soulages est à la fois plénitude et manque. Elle impose une énergie noire qui nous submerge et elle nous propulse dans un ailleurs indéfinissable et illimité.


© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2023

Un espace de questionnement et de méditation

Contrairement à de nombreux peintres, Pierre Soulages sait porter un regard affûté sur sa peinture et ses intentions artistiques :
"Ma peinture est un espace de questionnement et de méditation où les sens qu'on lui prête peuvent venir se faire et se défaire. Parce qu'au bout du compte l'œuvre vit du regard qu'on lui porte. Elle ne se limite ni à ce qu'elle est, ni à celui qui l'a produite, elle est faite aussi de celui qui la regarde.
Je ne demande rien au spectateur, je lui propose une peinture : il en est le libre et nécessaire interprète."

Outrenoirs. Entretiens avec Françoise Jaunin, 
© La Bibliothèque des Arts, 2012

 



© Jacques Lefebvre-Linetzky, 2023

Les Outrenoirs, une découverte fortuite, 
selon Pierre Soulages

Les Outrenoirs de mes toiles ne sont pas nés d'une décision volontaire. je ne me suis pas réveillé un beau matin de janvier 1979 en me disant : "Tiens, je vais faire un tableau tout noir." Pas du tout. Au point que, quand mon premier tableau entièrement noir est apparu, j'ai pensé qu'il était complètement raté. Le noir avait tout envahi, cela faisait des heures que je peinais et m'acharnais sur ma toile. Je déposais de la pâte noire, puis je la retirais, j'en rajoutais à nouveau et je recommençais à l'enlever ... Je pataugeais, je m'obstinais, tout était recouvert de noir, c'était sans issue. Et pourtant, quelque chose me poussait à continuer quand même, jusqu'aux limites de la fatigue. Une sorte de nécessité intérieure me forçait à poursuivre. Épuisé, je me suis arrêté et je suis allé dormir. en me réveillant, je suis allé revoir ma toile et c'est alors que je me suis rendu compte que j'étais en train de faire quelque chose que je n'avais jamais fait auparavant : le noir n'était plus noir, il devenait le siège d'une lumière particulière, et c'est cela qui m'occupait. Il créait un espace qui lui était propre : une aventure nouvelle  commençait. Mais c'était arrivé fortuitement. 

Outrenoirs. Entretiens avec Françoise Jaunin, 
© La Bibliothèque des Arts, 2012.


Parce qu'il faut bien conclure...

J'en ai terminé avec ce voyage, forcément incomplet, au pays du noir, au pays des noirs teintés de bleus ou d'ocres, au pays des noirs lumineux striés d'ombres au cœur de la matière. Le noir est vertige, le noir est séduction, le noir est angoisse, le noir est sans mots, bouche bée, bouche béante ; le silence lui sied tandis que le regardeur plonge dans les souvenirs obscurs enfouis dans la nuit de son inconscient. 

Textes en regard

El Desdichado

Je suis le Ténébreux, — le Veuf, — l'Inconsolé, 
Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, — et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends moi le Pausillipe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phébus ? ... Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ; 
J'ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée 
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Gérard de Nerval, Les Chimères, 1854 

Pour écouter Gérard Philippe, cliquez sur ce lien

L'encre était noire ...

L'encre était noire, dans les encriers et flacons, autrefois. On s'en mettait plein les doigts, car elle bavait et coulait sans merci. Cette inéluctable salissure était l'envers de l'écriture. Je me sentais toujours pris entre deux noirs : celui de la matière sale et salissante, et celui des signes qui miraculeusement en sortaient par la magie de plumes rétives qui, trop trempées dans l'encrier, avaient une forte tendance à joncher la feuille de ce qu'on appelait des "pâtés d'encre". 

Alain Badiou, Le noir. Éclats d'une non couleurAutrement, 2015

L'encre et le papier

Nombreuses sont au Moyen Âge, en ancien et moyen français, les expressions qui cherchent à exprimer par des comparaisons simples le degré de noirceur d'un objet ou d'un être vivant : "noir comme le corbeau", "noir comme la poix", "noir comme le charbon", "noir comme la mûre", "noir comme de l'encre". Avec l'imprimerie, cette dernière expression prend une valeur emblématique et semble d'un usage plus fréquent que toutes les autres : l'encre devient le produit noir par excellence. Ce n'est plus l'encre des écritures manuscrites, légère, inégale, laborieusement tracée sur le parchemin et devenue parfois au fil du temps plus brune ou beige que noire. C'est une encre grasse et épaisse, très foncée, qu'une presse mécanique a fait pénétrer dans les fibres du papier et qui a parfaitement résisté aux différentes vicissitudes subies par les livres.Tout lecteur ou simple curieux qui ouvre un ouvrage imprimé du XVe siècle est frappé, à plus de cinq siècles de distance, par la blancheur du papier et la noirceur de l'encre. 

Michel Pastoureau, Noir, histoire d'une couleurPoints, Éditions du Seuil, 2008

L'espace est noir

L'espace est noir, l'onde est sombre ;
Là-bas, sur le gouffre obscur,
Brillent le phare dans l'ombre 
Et l'étoile dans l'azur.

La nuit pose, pour la voile
Qu'emportent les vents d'avril,
Dans l'espoir sans fin l'étoile,
Le fanal sur le péril.

Deux flambeaux ! doublé mystère,
Triste ou providentiel !
L'un avertit la terre,
Et l'autre avertit du ciel. 

Victor Hugo, 1855


Le noir ramène au fondement, à l'origine

Dès que je commence, dès que se trouvent mises sur la feuille de papier noir quelques couleurs, elle cesse d'être feuille, et devient nuit. Les couleurs posées presque au hasard sont devenues des apparitions ... qui sortent de la nuit. 
Arrivé au noir. Le noir ramène au fondement, à l'origine. 
Base des sentiments profonds.  De la nuit vient l'inexpliqué, le non-détaillé, le non-rattaché à des causes visibles, l'attaque par surprise, le mystère, le religieux, la peur... et les monstres, ce qui sort du néant, non d'une mère. 

Henri Michaux, Émergences-Résurgences, Les Sentiers de la Création, 1993

La noirceur bat au cœur du monde

La nuit utérine est en chacun de nous ce que le noir intersidéral prolonge au fond du ciel.
Dès la préhistoire la femme enceinte est figurée comme cette voûte obscure qui englobe le monde et le reproduit. La première déesse est une Mère.
À la discontinuité des jours s'oppose la continuité de la nuit. Le rêveur, fermant les yeux, se confiant à la nuit, rejoint le sans durée. Alors, par elle, au gré des songes, les morts, les perdus, les sans retours, reviennent vers nous, en nous.
En Grèce Nyx, fille de Chaos, mère du ciel et des jours, du sommeil et des rêves, de la détresse des hommes et des filles du soir, regagne à l'aube son séjour à l'extrême ouest au-delà du pays d'Atlas. Nyx est la sœur d'Érèbe, reine des ténèbres qui sont au-dessous de la terre et que connaissent seulement les morts. 

Pascal Quignard, La nuit sexuelle, Flammarion, 2007

Liens

Pour écouter Black is Black par le groupe Los Bravos,  cliquez sur ce lien
Pour écouter Armstrong par Claude Nougaro, cliquez sur ce lien.
Pour écouter Je veux être noir par Nino Ferrer, cliquez sur ce lien
Pour écouter Sarah Vaughan chanter Lullaby of Birdland, cliquez ici

Pour découvrir l'exposition Soleils noirs au Louvre-Lens (25 mars 2020 - 25 janvier 2021, cliquez sur ce lien








Thomas Alexander Harrison (1853 - 1930), Solitude, 1893
Huile sur toile, 105 x 171,2 cm
Image empruntée ici